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Guerre en Ukraine : Les sanctions internationales constituent-elles toujours un cas de force majeure ?

Date : 9 janvier 2023

Lily-Cannelle

Stagiaire juridique

Les régimes de sanctions adoptés par l’Union européenne et ses alliés à la suite de l’invasion de l’Ukraine le 22 février 2022 ont considérablement affecté le commerce de biens, de technologies et de services avec la Russie en interdisant la majorité des exportations et fournitures de services. Ainsi, de nombreux exportateurs ou fournisseurs de services se sont retrouvés dans l’impossibilité d’exécuter leurs contrats. Néanmoins, les règlements modificatifs au règlement (UE) no 833/2014 du Conseil du 31 juillet 2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine, ont prévu des délais pour l’exécution de certains contrats conclus avant les différentes dates d’entrée en vigueur des sanctions, ou de contrats accessoires nécessaires à l’exécution de tels contrats pour autant qu’une autorisation soit demandée aux autorités compétentes avant une date fixée par les règlements. Cependant, ces dérogations sont restreintes à quelques types de contrats pour des périodes bien définies. Par conséquent, dans l’impossibilité d’invoquer ces dispositions, certains contractants ont pu faire appel à la notion de « force majeure » pour justifier ne pas se conformer aux dispositions de leur contrat. L’invocation de celle-ci dépend notamment de la nature du contrat. Ainsi, certains contrats prévoient directement des clauses de force majeure, auquel cas il est nécessaire de se référer à la lettre desdites clauses pour savoir selon quelles conditions il est possible de les invoquer. Si le contrat n’en prévoit pas, il parait judicieux de s’intéresser à la possibilité d’avoir recours à la force majeure dans la juridiction choisie en cas de litige concernant l’exécution du contrat. À noter qu’il est courant que les contrats passés avec la Russie contiennent des clauses d’arbitrage international, auquel cas le tribunal arbitral pourra appliquer différentes législations en fonction des dispositions contractuelles ainsi que de la volonté des parties. Quoi qu’il en soit, les mesures restrictives adoptées en réponse à l’invasion de l’Ukraine pourront constituer un cas de force majeure dans beaucoup de juridictions.

Cependant, passé un certain délai à la suite des entrées en vigueur des différents paquets de sanctions, peut-on encore invoquer la force majeure pour des contrats en cours d’exécution ?

            Il conviendra de se concentrer sur l’invocation de la force majeure face aux sanctions internationales en droit français (I), avant de s’intéresser à la force majeure dans le cadre d’un arbitrage international (II), puis d’analyser les enjeux liés à la temporalité de l’invocation de la force majeure (III).

 

I-              L’invocation de la force majeure face aux sanctions contre la Russie en droit français

En droit français, la force majeure est régie par l’article 1218 du Code civil, lequel précise que « il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ». Ainsi, si les conditions d’imprévisibilité, d’extériorité et d’irrésistibilité sont réunies, la force majeure peut être invoquée, de telle sorte que, lorsque l’empêchement est temporaire, l’exécution contractuelle est suspendue et lorsque l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit. Toutefois, comme l’a très récemment rappelé la Cour de cassation, « alors que, en tout état de cause, seul un événement présentant un caractère imprévisible, irrésistible et extérieur est constitutif d’un cas de force majeure ; […] ces caractères s’apprécient in concreto »[1].

Pour ce qui est du cocontractant français, au début de l’invasion, celui-ci s’est bien trouvé face à une situation imprévisible, puisque personne n’avait prévu l’ampleur des sanctions internationales qui seraient adoptées à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il est également face à une situation d’extériorité et d’irrésistibilité puisque la situation lui échappe et qu’il est dans l’incapacité de prendre des mesures pour éviter les effets des sanctions.

À l’inverse, la Cour de cassation française, confrontée à l’invocation de la force majeure par une banque iranienne visée par des sanctions onusiennes, a jugé par un arrêt du 10 juillet 2020 que « ne constitue pas un cas de force majeure pour celle qui le subit, faute d’extériorité, le gel des avoirs d’une personne ou d’une entité qui est frappée par cette mesure en raison de ses activités »[2]. Par conséquent, le cocontractant russe nominativement visé par une mesure de sanction ne pourra pas invoquer la force majeure, puisque la condition d’extériorité lui fera défaut.

II-             L’invocation de la force majeure face aux sanctions internationales devant des cours d’arbitrage international

Pour les ventes entre entreprises, la Convention des Nations unies sur les contrats de vente internationale de marchandises signée à Vienne en 1980 et à laquelle la France et la Russie sont toutes les deux parties prévoit en son article 79 que « une partie n’est pas responsable de l’inexécution de l’une quelconque de ses obligations si elle prouve que cette inexécution est due à un empêchement indépendant de sa volonté et que l’on ne pouvait raisonnablement attendre d’elle qu’elle le prenne en considération au moment de la conclusion du contrat, qu’elle le prévienne ou le surmonte ou qu’elle en prévienne ou surmonte les conséquences ».

Cette définition a notamment été reprise dans des termes similaires à l’article 7.1.7 des Principes d’UNIDROIT relatifs aux contrats du commerce international. Comme expliqué dans le Préambule des principes, bien que ceux-ci ne soient pas contraignants per se, « ils s’appliquent lorsque les parties acceptent d’y soumettre leur contrat. Ils peuvent s’appliquer lorsque les parties acceptent que leur contrat soit régi par les “Principes généraux du droit”, la “lex mercatoria” ou autre formule similaire ».

Ainsi, les critères de la force majeure de droit français se retrouvent au niveau international, de telle sorte qu’une fois encore, l’adoption des sanctions contre la Russie peut, en fonction de la situation particulière, constituer un cas de force majeure.

III-           La validité du facteur d’imprévisibilité plusieurs mois après l’invasion

Toutefois, la question de l’imprévisibilité se pose pour les contrats conclus postérieurement à l’invasion de l’Ukraine et qui concernent des domaines qui ne faisaient pas encore l’objet de sanctions mais qui, par la suite, ont été visés par lesdites sanctions.

Plusieurs sentences arbitrales de la Cour Internationale d’Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale (CCI) ont ainsi estimé que, la législation pertinente en matière de contrôle des exportations étant entrée en vigueur avant la conclusion du contrat, le facteur d’imprévisibilité faisait défaut pour que la situation puisse être qualifiée de force majeure[3].

Dès lors, reste à savoir à quel moment l’on peut estimer que l’on est face à une situation imprévisible. En matière médicale, il avait, par exemple, été estimé que l’épidémie de dengue était récurrente et donc prévisible[4] ou que l’arrivée du virus H1N1 avait été largement annoncée avant même l’implémentation de réglementations sanitaires[5]. Pour ce qui est de l’épidémie du Coronavirus, il a été reconnu qu’il ne s’agissait pas d’une force majeure en soi mais que certaines situations qui en découlaient pouvaient être constitutive d’une situation de force majeure eu égard à leur imprévisibilité, extériorité et irrésistibilité[6]. Cela s’explique, en particulier, par l’ampleur sans précédent des restrictions adoptées en réponse à la pandémie.

Ainsi, dans le cadre de la guerre en Ukraine, en l’actuelle absence de décision jurisprudentielle liée à cette question, il est important de noter que jamais des mesures restrictives aussi drastiques n’avaient été adoptées dans un contexte similaire. Par conséquent, outre la guerre elle-même, le fait du Prince qui en découle peut constituer un cas de force majeur, et ce, même plusieurs mois après l’entrée en vigueur des premières mesures de renforcement des sanctions prises à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Ainsi, il est possible d’estimer que même pour des contrats signés postérieurement à l’invasion de l’Ukraine relatifs à des domaines qu’une personne de bonne foi n’aurait pas pu imaginer qu’ils seraient ensuite impactés par de nouvelles sanctions, la force majeure pourrait être caractérisée.

Conclusion

     En conclusion, il est essentiel de rappeler que l’invocation de la force majeure pour justifier l’inexécution des dispositions contractuelles nécessite la présence de facteurs d’extériorité, d’irrésistibilité et d’imprévisibilité, lesquels s’analysent au cas par cas. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, les sanctions adoptées contre la Russie ont atteint une ampleur sans précédent de telle sorte qu’il serait possible d’estimer que les différentes vagues de sanctions étaient toutes imprévisibles.

            Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de souligner que le règlement (UE) 833/2014 met en place un « bouclier anti-réclamation »[7] en cas de procédure contentieuse ou arbitrale, qui comme mis en avant dans la décision de la Cour d’appel du Québec du 15 février 2000 dans l’affaire La Compagnie Nationale Air France c. Libyan Arab Airlines, ne rend pas le litige inarbitrable pour autant[8]. Ainsi, l’article 11(1) du règlement (UE) 833/2014 précise qu’« Il n’est fait droit à aucune demande à l’occasion de tout contrat ou toute opération dont l’exécution a été affectée, directement ou indirectement, en tout ou en partie, par les mesures instituées en vertu du présent règlement ».

            Substantiellement, il est conseillé aux entreprises qui continuent leurs activités économiques avec la Russie de faire un état des lieux de la conformité de leurs contrats en cours par rapport aux différentes sanctions et de veiller à l’ajout de clauses relatives à l’impact des sanctions internationales lors de la conclusion de contrats.

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[1] Cour de cassation, Chambre civile 3, 7 décembre 2022, n°21-12.604.

[2] Cour de cassation, Ass. Plén., 10 juillet 2020 n° 18-18.542 et 18-21.814.

[3] Recueil des sentences arbitrales de la CCI 2016-2020, Affaires 2216, 3093/3100 et 3740, Kluwer Law International, 15 janvier 2022.

[4] Cour d’appel de Nancy, 1ère chambre, 22 novembre 2010, n° 09/00003.

[5] Cour d’appel de Besançon,  8 janv. 2014, n° 12/02291.

[6] Cour d’appel de Colmar, 6ème chamabre, 16 mars 2020, n° 20/01142 ; n° 20/01143 et n° 20/01206.

[7] Pierrick Le Goff, Thierry Titone, Matthieu Dary, Natalia Ivanytska et Thibaut Brenot, « Sanctions contre la Russie : enjeux juridiques et impacts contractuels », Degaullefleurance [en ligne], 18 mars 2022.

[8] Décision de la Cour d’Appel du Québec [2000] R.J.Q. 717, J.Q. No. 410.